La dégradation des sols dans le monde

LES CIVILISATIONS ANCIENNES, L’IRRIGATION ET LA SODICITÉ

La richesse d’une civilisation protohistorique se mesurait surtout par sa production agricole, ainsi que par quelques biens commerciaux tels que l’or, l’argent, le cuivre, les épices, la soie, le sel… La fertilité du sol était donc le socle de la société et un facteur prédominant dans l’évolution d’une civilisation et de sa richesse. Cet essentiel met en contraste deux civilisations anciennes, la Mésopotamie et l’Egypte, qui ont connu des destins différents malgré des pratiques agricoles similaires au début. La description ci-dessous est tirée de D. Hillel (1991) Out of the Earth : Civilization and the Life of Soil et (1998) Environmental Soil Physics.

En absence d’apports d’engrais, un sol cultivé perd peu à peu sa fertilité. Les éléments nutritifs du sol sont prélevés par les plantes et exportés du milieu lors de la moisson. Ces éléments servent ensuite à alimenter animaux et humains. L’épandage de déjections animales, comme le fumier par exemple, est une méthode pour restituer une partie de ces éléments nutritifs au sol. Dans certaines civilisations, et dans les milieux semi-arides notamment, la fertilité du sol dépendait d’apports de sédiments fins lors d’inondations périodiques. Tous connaissent l’histoire du Nil qui débordait chaque année, déposant des sables fins, limons et argiles à chaque crue. Associés à ces sédiments et dans les eaux de ruissellement, étaient des éléments nutritifs qui servaient à alimenter la prochaine culture agricole. Les inondations, ainsi que la mise en place de chenaux d’irrigation, représentaient des périodes de renouvellement du stock d’éléments nutritifs et du réservoir d’eau du sol.

 

La Mésopotamie (« entre les fleuves ») est une région composée essentiellement d’une plaine alluviale qui se situe entre les fleuves de l’Euphrate et du Tigre dans ce qui est aujourd’hui l’Irak. Ces cours d’eau prennent leur source dans la Turquie actuelle, et ils traversent la Syrie et l’Irak avant de se jeter dans la Golfe Persique. La Mésopotamie regroupait différentes civilisations (Sumériens, Babyloniens, Akkadiens, Assyriens…) à différentes époques. La richesse de ces sociétés reposait sur les sols profonds et fertiles de la plaine alluviale, une topographie peu accidentée (donc facilement cultivable) et un abondant ensoleillement. La faible pluviométrie était le facteur limitant mais ceci pouvait être compensé par des apports d’eau des deux fleuves. Cependant, l’arrivée d’eaux chargées en sédiments provoqua des problèmes graves qui annoncèrent la fin de « la belle époque ».

L’arrivée d’eaux chargées en sédiments dans la plaine alluviale a été le début des problèmes de sédimentation et de salinisation qui ont conduit à la perte des terres cultivées. Les parties amont des bassins versants du Tigre et de l’Euphrate, plus pentues que la plaine, ont connu un déboisement et surpâturage importants, ce qui a provoqué une érosion forte. La pente hydraulique du lit du cours d’eau diminue vers l’aval et est faible dans la plaine qui se situe à des centaines de km au SE de la zone d’érosion. Ceci a donc été le lieu d’importants dépôts de sables et limons dans les chenaux, ainsi que dans les canalisations d’irrigation. Le lit et les berges des cours d’eau ont progressivement remonté. Une situation similaire existe aujourd’hui dans de nombreux fleuves du monde, et notamment le fleuve Jaune (le Huang He) en Chine, où des digues permettent de garder les écoulements dans le chenal principal mais où une rupture serait une catastrophe pour les habitants de chaque côté du cours d’eau. La montée du lit du cours d’eau favorise un écoulement vers la nappe phréatique et celle-ci remonte. Ce phénomène a été accentué par l’apport des eaux d’irrigation sur des surfaces importantes.

Avec la montée de la nappe phréatique, les taux de transpiration et d’évaporation ont augmenté. Les sels dissous dans le sol et présents dans les eaux d’irrigation ont été remontés près de la surface par la montée de la nappe phréatique et concentrés dans les couches superficielles du sol par l’évapotranspiration. La pluviométrie étant faible, elle a été insuffisante pour lessiver les sols. Progressivement, les problèmes de salinité et sodicité ont dégradé la structure du sol et diminuer les rendements. Les populations ont peu à peu abandonné les terres en aval et ont migré vers les parties amont des bassins versants.

 

Visionnez l’animation de l’« Irrigation et sodicité en Mésopotamie»

Contrairement à la Mésopotamie, l’Egypte a échappé à la salinisation de ses sols et a préserver une activité de cultures irriguées pendant des millénaires. Les apports de limon par le Nil trouvaient leur source dans les plateaux volcaniques d’Ethiopie et ces apports étaient complétés par des matières organiques provenant de zones marécageuses du Nil Blanc. L’érosion en amont était beaucoup plus faible et les sédiments fertiles étaient suffisamment importants en quantité pour régénérer les sols sans pour autant colmater les chenaux d’irrigation ou provoquer de dépôts dans le lit mineur des cours d’eau.

En Mésopotamie, les inondations étaient surtout au printemps, juste avant les chaleurs de l’été quand l’évaporation est maximale. Sur le Nil, les inondations étaient à leur pic en automne, juste avant les températures plus fraiches de l’hiver. La saison des inondations était donc beaucoup plus favorable sur le Nil car elle n’était pas suivie d’une période de forte évaporation qui concentre les sels en surface.

Le lit du Nil étant toujours plus faible que la plaine autour, la saison des inondations ne provoqua pas une remontée définitive de la nappe phréatique. Lors des périodes de crues et d’inondations, la nappe remontait proche de la surface mais elle retrouvait son niveau normal lors de la récession des eaux. Ce cycle de montées et descente permettait le lessivage annuel du sol et l’assainissait des accumulations de sels qui auraient pu monter pendant les périodes de forte évapotranspiration.

La construction du barrage d’Assouan en 1970 a privé le Nil des limons qui alimentaient et renouvelaient les sols de la plaine en aval puisqu’ils restent piégés derrière le barrage. Les agriculteurs dépendent donc maintenant d’apports d’engrais qui sont chers et polluants. De plus, la diminution de la charge solide du cours d’eau a augmenté son érosivité (une partie de l’énergie qui était utilisée pour transporter des sédiments est maintenant disponible pour l’érosion) et l’érosion des berges. L’estuaire du delta est moins fourni en sédiments et le delta lui-même est maintenant vulnérable à une érosion côtière de la part des courants marins de la Méditerranée. Enfin, des mesures ont été mises en place pour maintenir le niveau de la nappe phréatique élevée toute l’année et ainsi permettre l’irrigation de plusieurs cultures en succession. Ceci provoque le même scénario de saturation des sols et de remontée des sels qu’a connu la Mésopotamie.